La Vérité suspecte, Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza, Acte I, scène 5, 1630 - Extrait

Modifié par Delphinelivet

Cette comédie espagnole du Siècle d'Or explore avec humour les thèmes de la vérité et du mensonge. L'auteur, à travers des personnages hauts en couleur et des situations cocasses, met en scène les péripéties de Don Garcia, un jeune homme dont les mensonges compulsifs entraînent une série de quiproquos et de malentendus.



DON GARCIA.

(À Jacinta) N’avez-vous jamais soupçonné mon amour ?

JACINTA.

Comment, puisque je ne vous ai jamais vu.

DON GARCIA.

C’est donc en vain, mon Dieu, que depuis plus d’un an je suis fou de vous ?

TRISTAN.

(À part.) Un an ! et il n’est arrivé que d’hier à Madrid !

JACINTA.

Vraiment ? plus d’un an ! Je jurerais que je ne vous ai jamais vu de ma vie.

DON GARCIA.

Quand, pour mon bonheur, j’arrivai ici des Indes, la première chose que je vis ce fut votre ciel éblouissant, et quoique sur l’heure, je vous aie donné mon âme, vous l’avez ignoré parce que l’occasion m’a manqué de vous dire qui je suis.

JACINTA.

Vous êtes indien ?

DON GARCIA.

Et telles sont mes richesses, en vous voyant que j’éclipse le Potose1.

TRISTAN.

(À part.) Indien ?

JACINTA.

Et êtes-vous aussi économe que les gens de votre pays ?

DON GARCIA.

Du plus avare l’amour fait un prodigue.

JACINTA.

Si vous dites vrai, nous allons voir de belles fêtes.

DON GARCIA.

Si l’argent peut prêter crédit à l’affection, ce sera peu, pour montrer mon amour, de vous donner un monde d’or comme vous me donnez un monde de désirs. Mais puisque mon pouvoir ne peut s’égaler à votre divine beauté ni à mon ardeur infinie, permettez au moins que ce magasin vous offre une preuve de ma galanterie.

JACINTA.

(À part.) Je ne vis jamais un tel homme à Madrid. (Bas à Lucrecia.) Lucrecia, que te semble de cet Indien généreux?

LUCRECIA.

Qu’il est de ton goût, Jacinta, et qu’il le méríte.

DON GARCIA.

(S’approchant d’une boutique d’orfèvre.) Prenez dans cette montre le bijou qui vous plaira.

TRISTAN.

(Bas à son maître.) Vous vous lancez beaucoup, seigneur.

DON GARCIA.

J’ai la tête perdue, Tristan.

ISABEL.

(À part aux dames.) Don Juan vient.

JACINTA.

Je vous remercie, seigneur, de vos offres.

DON GARCIA.

Songez que vous m’offenseriez en me refusant.

JACINTA.

Vous vous trompez, cavalier, en pensant que je puisse accepter autre chose que vos prévenances.

DON GARCIA.

Qu’ai-je gagné à vous donner mon cœur ?

JACINTA.

Que je vous ai écouté.

DON GARCIA.

C’est beaucoup.

JACINTA.

Adieu.

DON GARCIA.

Adieu. Permettez-moi de vous aimer.

JACINTA.

On peut aimer sans permission.

Les femmes sortent.

Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza, La Vérité suspecte, Acte I, scène 5, traduit de l'espagnol par Alphonse Royer, 1630


1. Potose : région du Pérou où l'on trouve des mines d'argent. 

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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